Depuis qu’elle et Aeden avaient échangé pour la dernière fois, elle se sentait vidée de toute énergie. Seule sa fille arrivait miraculeusement à la faire sourire et rire, observant sa naïveté et son innocence comme les choses les plus précieuses du monde. Et surtout, parce qu’elle avait la chance de ne pas avoir été brisée comme sa mère. Elle n’avait pas encore connu la déception ni la trahison. La perte de sa maison ne lui fera rien puisqu’elle n’en aura pas le souvenir. Et c’était ça le plus beau cadeau des enfants, la mémoire qui se régénérait tous les jours, où chaque matin une nouvelle journée commençait sans se soucier de ce qu’il s’était passé la veille. A contrario des adultes qui se souvenaient, eux, de tout ce qui était négatif.
Après trois mois, elle ne s’était pas remise de lui. Elle avait souvent le regard dans le vide ou les larmes qui lui montaient aux yeux. Et elle avait compris au fur et à mesure du temps, elle avait fini par saisir le sens de tous ces symptômes étranges. Elle avait eu le coeur brisé. C’était la chose qui s’était cassée et qui n’arrivait pas à se réparer. Parce qu’elle était loin de lui, qu’elle se sentait vide, mais elle savait qu’une fois face à lui, elle serait trop blessée pour lui adresser un regard.

Alors elle décida de s’en aller, laissant Wendy à Lucy et prétextant chercher des matériaux à l’extérieur du bunker, un sac sur son épaule. Sac rempli d’anciens livres qu’elle avait pu récupérer dans sa chambre. Les seules compétences que ces bouquins pouvaient exploiter, c’étaient pour se faire plaisir avec un partenaire. Le reste, ce n’était que du divertissement narratif.
Ophelia, Amalia et elle-même avaient décidé de se retrouver toutes les trois aux abords du lac. Avec la chaleur qui persistait, elle avait pris ses sous-vêtements en guise de maillot de bain, même si être nue face à ses amies ne la dérangeait nullement. Sa soudaine pudeur se retranscrit dans le respect qu’elle avait pour elles. Si elles étaient gênées par son corps de rêve ou par un peu trop de nudité, elle n’avait pas à le leur faire subir.

Elle leva son regard vers le ciel, la tête encore embrumée par les anciens événements. Sa maison, son amant… Elle avait presque tout perdu. Elle se sentait si affaiblie qu’elle aurait pu être patiente. Mais patiente de quoi, et de qui ? Il ne restait plus rien de l’ancien hôpital. Tout avait changé. Tout avait disparu. Sa maison avait brûlé dans un incendie dévastateur et qui ne lui appartenait plus. Le Directeur avait foutu le camp sans même essayer de sauver les meubles, et son fils se contentait de rester cloîtré entre quatre murs, ignorant tout ce qu’il se passait à l’extérieur.
Elle n’arrivait plus à savoir ce qu’elle devait penser. On avait toujours pensé pour elle, on avait toujours pris les décisions pour elle. Mais au fond, qui était-elle ? A part une mère qui ne comprenait plus son passé et qui avait désormais un contrôle sur sa vie, elle ne savait pas qui elle était et à quel point on avait tout fait pour elle, jusque dans les moindres détails.
Elle avait toujours aimé s’habiller en noir, mais dans un esprit de rebellion, est-ce que c’était pour contrarier les employés qui devaient lui dire de remettre son uniforme blanc ? Ou pour changer des uniformes justement ? Ou alors, elle détestait tellement les dégénérés que c’était impossible pour elle d’aimer les mêmes tenues qu’ils portaient ?

Tout s’était bouleversé dans sa vie, si bien que rien n’était stable. Tout était chancelant et menaçait de s’effondrer. Elle ne savait plus en quoi ou en qui faire confiance.
Si ce n’était Ophelia et Amalia.

Elle vit la Cannibale au loin, allongée sur une serviette comme si aucune catastrophe n’avait touchée l’île et que c’était les vacances. Elle arriva à sa hauteur et posa son sac, puis retira sa robe pour dévoiler ses dessous et s’installa à côté d’elle. Elle lui fit un signe de la main, un sourire sur le visage, pour la saluer. Et comme Ophelia n’était pas encore très douée avec la langue des signes, elle ramena son sac près d’elle et en sortit son carnet et un crayon gris :

- Ca va toi ? Comment ça se passe dans le Village ? Parce que dans le bunker, c’est un peu bizarre la situation.

Elle extirpa également les livres de son sac et les lui présenta. Il fallait bien qu’un échange soit fait malgré tout… Ou non, au final elle s’en fichait pas mal du moment qu’elle passait du temps en dehors de ces allées de rideaux et de cette cave humide.

Avec le soleil qui chauffait doucement sa peau, elle se sentait détendue. La présence rassurante d'Ophelia jouait aussi sur sa relaxation, ensemble dans une intimité toute nouvelle et sans pudeur. Si autrefois Elizabeth aurait sauté sur l'occasion pour l'attraper entre ses griffes, désormais elle savourait ce moment où il n'y avait aucune ambiguïté, juste deux amies se prélassant sur l'herbe, face aux derniers rayons solaires avant l'hiver.
Elle s'empressa de lui céder quelques livres alors qu'elle se saisissait des graines de pomme de terre que son amie lui tendait. Elle ouvrit le sac avec curiosité et y découvrit des centaines de petites graines qui en faisait presque vomir son sac. Elle le referma aussitôt et s'enquérait d'observer Ophelia dévorant les premières lignes d'un des romans récupéré par la maman.

Le soupir qu'elle poussa était sincère. Elizabeth savait remarquer ce genre de chose désormais. Et alors qu'Amalia s'approchait d'elles, Ophelia poursuivit son soupir par des explications :

« En soit, ça va. On arrive à gérer avec Ange, on redoute quand même l'hiver. Et bon, avec Ange... »

Amalia, n'ayant probablement pas remarqué qu'Ophelia poursuivait la discussion, la coupa après avoir lu ce qu'Elizabeth avait écrit. Elle se permit de la saluer de son sourire éclatant et écouta sa question :

« Comment ça, "bizarre" ? »
« Ils ont gardé un meurtrier parmi eux. La situation doit être tendue. J'imagine même pas la haine que doivent avoir les patientes. »

Elizabeth confirma ses dires avec une grimace, les yeux fermés et la langue sortie. Savoir que Jessy, le meurtrier, côtoyait sa fille tous les jours, ça la dégoutait. Elle questionnait de plus en plus sa place dans le bunker, en sachant pertinemment que le seul rôle de cette bouche en trop était les muscles. Et même pas pour se battre. C'était incompréhensible qu'il était encore avec eux, à ne rien faire et à pourrir derrière des barreaux alors que derrière il était nourri et logé en se tournant les pouces.
Elle soupira à son tour, fatiguée d'être constamment nerveuse par rapport à lui. Elle n'imaginait pas la tension que devaient subir Lucy et Béatrice. Donatien était-il conscient de la douleur psychologique qu'elles subissaient ?

Elizabeth prit un peu de recul afin que ses deux compères puissent lire ses paroles :

- C'est pas faute d'avoir proposé de nous en débarrasser. S'ils ne veulent pas le tuer, pourquoi on ne le jetterait pas en dehors du Bunker ? Ca deviendrait le problème des électrons. Je refuse de continuer à y vivre tant que Wendy et Jessy se voient tous les jours.

Elle devait toujours lui expliquer pourquoi elle ne devait pas jouer avec lui et en quoi il était un danger, mais sa courte mémoire et son entrain joyeux l'empêchaient de vraiment écouter, ou même de se rendre compte que sa mère était inquiète.

- Et puis, l'ambiance en général est pas incroyable. Personne ne s'entend vraiment.

« Et l'autre ne prévoit rien pour améliorer tout ça ? Toujours aussi inutile. »

Elizabeth haussa un sourcil, puis se souvint que le docteur Elpida n'avait pas été très tendre envers son amie et qu'il méritait l'animosité qu'elle lui renvoyait. Après tout, vouloir arracher ses ongles en public, c'était une punition sacrément sévère. Autant, elle aurait été d'accord avec lui si elle n'avait pas cette proximité avec Amalia, autant elle est la première personne avec qui elle a partagé ses lubies et craintes et ne désire à aucun moment qu'on lui fasse du mal.
Instinctivement, elle lui prit la main et soupira. Elle en avait assez de devoir agir par elle-même, comme si ses pensées avaient de la valeur alors qu'elle n'en avait aucune idée, elle qui s'est toujours faite dirigée. On pensait pour elle. Mais le médecin Elpida n'arrivait plus à la contrôler. Tout s'était effondré.

« Bien sûr qu'il est inutile. Je vais faire ma féministe de bas-étage mais les hommes ont toujours galéré à diriger. Et s'ils s'en sortent un peu, c'est parce qu'une femme leur souffle les idées la nuit. »

La maman lâcha la main d'Amalia avant de regarder Ophelia. Est-ce que le docteur Barrabil était un si piètre co-dirigeant pour qu'elle affirme être la plus utile des deux ? Car après réflexion, tous les dirigeants de l'Institut ont été épaulé par madame Dubois et mademoiselle Dessanges. Elle suivit son mouvement dans sa pensée, s'allongeant dans l'herbe et se laissant bercer par la brise et les rayons chaleureux du soleil.

« Regardez. Laquelle de nous trois se plaint le plus de sa condition ? Et laquelle de nous trois à son dirigeant qui gouverne seul, sans même une femme pour l'épauler ? »

Elizabeth esquissa un sourire, presque malicieuse. Ses deux amies étaient toutes les deux très haut-placées dans leur camp, alors qu'Elizabeth peinait à faire sa place dans le Bunker. Elle les enviait un peu, à vrai dire... Elle avait l'impression que rien n'allait dans son sens ces derniers temps et que tout lui filait entre les doigts. Heureusement, seule sa fille demeurait. C'était son ancre.

« On devrait prendre le territoire des électrons libres et les diriger à trois. »

Elle sentait le ton léger de son ami mais ses mots sonnèrent étrangement dans ses oreilles, comme s'ils avaient un impact plus fort qu'elle ne l'aurait pensé. Elle se redressa avec dans les yeux une nouvelle lueur. Rien à voir avec de l'espoir, mais plutôt de la détermination qui lui demander de se lancer un autre but, une autre raison de se battre.
Cette même lueur qui la poussa à se relever, face au Soleil qui illuminait son corps d'un rayon destructeur. Les pieds plantés dans le sol, le dos droit, comme une véritable conquérante prête à verser du sang sur des terres jusqu'à ce qu'elles soient siennes et ainsi bâtir sa maison à elle. Maison qu'elle dirigerait, accompagnées des personnes en qui elle a une confiance aveugle.

Elle se retourna vers elles, comme revigorée. Elle attrapa son carnet et y dessinait des lettres aussi rapidement qu'elle le put :

- Je suis partante. Mais avant, il nous faudra des alliés et définir notre territoire avant. Alors, comment on s'y prend ?