Jessy épluchait des pommes de terre. Ça lui rappelait l’armée finalement. Une ambiance de merde, de la bouffe de merde et des soldats de merde. Il jeta un regard sombre au chien de garde de Donatien. S’il y en a un dans tous ces clampins dont il se méfiait, c’était bien lui. Les patientes étaient incapables de se défendre, ce débile de Béryl était trop bon trop con et Donatien Elpida soi-disant pacifiste. Restait juste le chien.

Il termina d’éplucher sa pomme de terre et la déposa. En prit une nouvelle. C’était agaçant de voir les yeux du chien attraper le mouvement de sa main, comme pour s’assurer qu’il n’allait pas lui bondir dessus à chaque seconde. Il avait certes récupéré un peu depuis la Révolution, mais ce n’était pas comme s’il avait la capacité suffisante pour se taper un buffle comme lui. Sa blessure lui avait fait perdre la tonicité et la souplesse qui lui permettait de compenser sa petite taille et sa fine carrure. Il lui faudrait plusieurs mois pour s’en remettre. Au moins.

D’ici là, il continuerait de se tenir à carreau et d’observer silencieusement. D’éventuellement semer quelques petites graines de discord s’il y parvenait. Les patientes de Donatien, il les avait choisies parce qu’elle était influençable, fragile. Il exploiterait cela au mieux. Tout était une question de patiente. Et même si Jessy aimait les choses vite fait, bien fait, il était capable de montrer un monde de patience.
Pour lui, l’isolement de l’île était une aubaine. Pas de procès, pas de pot de vin, pas de faux témoignage. Et pour l’instant personne n’avait essayer de se faire justice seul. Il était pour ainsi dire intouchable. Sous surveillance mais intouchable. Restait juste à se débarrasser des témoins gênants.

Et hop, une pomme de terre de plus. Il tendit la main pour attraper la suivante, dû s’avancer un peu pour la saisir, mais alors que sa main se refermait dessus, une vive douleur lui transperça le flanc. Putain de cicatrice de merde. La pomme de terre roula au sol à quelques pas du chien. Jessy, qui n’aurait pour rien au monde avouer que ce geste était le résultat de sa maladresse, jeta un regard sarcastique au chien, profitant de l’occasion pour le défier. Un sourire railleur sur les lèvres, il attendait…
Alors le chien ? On fait quoi ? Tu te décides à aboyer ? Tu ramasses la pomme de terre au risque de montrer ton ventre à Jessy ? Tu le laisses ramasser la pomme de terre au risque de le voir se rapprocher de toi ?

Il avait apparemment choisi les aboiements. Lui renvoya la pomme de terre du bout des pieds. Il la regarda attendant la suite. Il savait ce qui allait se passer :

_Démerde toi. Ramasse-la.

La mâchoire de Jessy se crispa. Ce n’était pas le moment de foutre en l’air ces semaines à leurs manger dans la main en craquant. Il devait obéir. Ces yeux étaient retournés à ceux de son opposant principal dans ce bunker. Leurs regards s’entrechoquaient avec une telle force qu’il aurait pu en sortir des étincelles. Le rouquin se reprit. Il n’avait pas besoin de détester le chien. Il était trop insignifiant. Incapable de comprendre. Et il finirait par se venger de toute manière. Il déroula son bras en direction du tubercule, se pliant à son ordre. Le mouvement tirait douloureusement sur son flanc, mais il s’y attendait, et était parfaitement capable de maitriser, tant que cela ne dépassait pas un certain pic. Ces derniers mois de bêchage, construction et aménagement le lui avait prouvé. Il se mit à éplucher la pomme de terre qu’il avait ramasser, avec toute la dignité qu’il lui restait.

- Tu crois avoir le contrôle pas vrai ?

C’était sortit tout seul. Il se serait giflé mentalement s’il avait pu mais c’était déjà trop tard. Il était sidérant de voir qu’il n’avait pas suffisamment appris la patience. C’était cette impulsivité qui lui avait couté sa liberté de manœuvre, il ne devait pas commettre les mêmes erreurs à nouveau. Il ne connaissait pas les limites exactes de la patience de Donatien ou son cabot. Il était passé à quelques pas de la mort en été. Il devait garder sa place. Attendre le bon moment. Abattre les bonnes cartes. Et non pas provoquer le clébard.

Il ne pouvait qu’espérer que le chien de Donatien l’ignore purement et simplement. Sinon les choses allaient forcément partir en live. Il n’était pas sûr de pouvoir garder pour lui toute la haine qu’il accumulait envers son demi-frère et son putain de toutou. La haine qu’il avait envers sa condition, le bunker, le putain de continent qui l’avait lâché était énorme. Mais il n’avait pas le choix.

Le sourire du chien parlait pour lui. Il y croyait dure comme fer à ces conneries. Il pensait probablement être assez fort pour assumer le rôle qu’il s’était donné. Jessy assisterait avec plaisir à la désillusion.

_Ce n’est pas Béatrice que tu aurais dû tenter de tuer mais plutôt moi.

Il se croyait important. Il ne l’était pas. Jessy prendrait juste plus de plaisir à le tuer qu’un autre, mais il finirait par l’oublier comme les autres.

_Tu ne dois pas être très courageux pour te confronter à une fille presque aveugle.

Cette remarque n’était pas pertinente, elle tira un sourire amusé à Jessy qui continuait de peler ces pommes de terre sans vraiment sembler s’intéresser aux paroles du chien.

- Au contraire…

Savait-il seulement à quel point il était difficile de décider si la vie d’une fille aussi inoffensive que Myosotis méritait d’être arrachée ? Mais il ne comprenait pas grand-chose. Après tout, il se pensait être maitre du jeu. Il faisait ce que Donatien lui disait et en échange, ce dernier lui laissait de la liberté et du pouvoir. Mais si son demi-frère était un imbécile fini facilement manipulable, il était aussi ingrat et dénué du moindre sens commun. C’était ce qui avait couté un doigt à Béatrice et un œil à Lucy.
Si la route de Jessy avait rencontré celle du chien ce soir-là, il n’y aurait pas eu besoin d’hésiter. Il ne valait même pas la peine d’une hésitation. Il n’avait rien d’une doucereuse fleur. D’une fleur innocente qui aurait mérité sa place dans un monde plus doux. Il quitta son tubercule des yeux pour prononcer une phrase qui le démangeait trop :

- Mais de la part de quelqu’un ayant tué un membre de sa propre famille, j’aurais espéré plus de compréhension sur le sujet.

Il aurait probablement dû garder ça pour plus tard, mais Jessy aimait trop la satisfaction d’appuyer là où ça faisait mal. Alistar devait être un élément de son passé dont le chien devait se souvenir, qu’il devait redouter.

La réaction ne tarda pas à venir. Et le chien était plus impulsif qu’il n’y paraissait.

_Espèce de sac à merdes !

Tous ce qui les séparaient fut projeté sans ménagement alors que le chien se jetait sur Jessy. Les légumes, les pommes de terre, les ustensiles de cuisine. Le bruit fracassant devait avoir alerté la totalité des personnes présentes dans le bunker. Jessy voulut s’écarter en un réflexe archaïque mais les chaines qui ne le quittait que lorsqu’il travaillait hors de la pièce commune tintèrent, rappelant leur présence à l’homme, l’empêchant de faire un geste d’évitement élémentaire.

Il lâcha un juron quand la masse immense du chien le fit tomber en arrière. Il tenta de garder son couteau en main, mais la douleur provoquée par la chute dans son flanc, fut trop importante pour qu’il ne parvienne à tenir le précieux ustensile dans sa main. L’avalanche de coup qui suivait était douloureuse mais peu précise. Aveuglé par la colère, son adversaire se contentait de balancer ces bras de toutes ces forces dans n’importe quelle direction. Heureusement pour lui, sinon, vu son gabarit, il serait plus mort que vif. Mais certains coups atteignaient leur cible et la douleur commença à irradier. Il cherchait le couteau des yeux, en vain.

Dans un premier temps les bras devant le visage pour se protéger, Jessy voyait ces chaines s’agiter alors que le chien libérait toute sa colère. Dans un réflexe de survie, usant de son intelligence, il parvient à enrouler l’une de ces chaines autour du cou de son adversaire, ne parvenant pas dans le même temps à se protéger d’un violent coup de poing à la tempe. Il fut forcé de cracher quelque chose qu’il n’aurait su identifier avant de pouvoir mettre son plan à exécution. Du sang lui dégoulinait sur le visage autant que dans sa bouche. Lorsqu’il tira de toutes ces forces son bras sur le côté, malgré la douleur du fer mordant sa peau, et celle continue de son flanc, il parvient à appliquer une strangulation assez forte pour être impactante sur le cou de son adversaire. Il poussa un grognement, tirant encore davantage sur ces chaines.

Il n’avait plus l’agilité qui le caractérisait autrefois. Celle qui pouvait faire la différence face à un adversaire inexpérimenté comme le chien. Il tirait de toutes ces forces pour l’étouffer, cherchant désespérément le couteau qu’il avait laissé s’échapper du regard. Son œil accrocha son éclat métallique. Il tendait sa main libre, cherchant à atteindre l’arme de fortune alors que les mains du chien allaient à son cou, à la recherche de l’air qui lui manquait. Il était à deux doigts de l’atteindre quand la main de son adversaire saisit ces cheveux roux sans qu’il n’ait le temps de s’en extraire. Sa tête heurta le sol a plusieurs reprises. Il sentait que son corps perdait en vivacité. Ces grognements devenaient des halètements. Mais s’il lâchait, le chien allait le déchiqueter. Il n’avait aucun doute là-dessus. C’était inscrit dans son regard. Il ne savait plus trop où il avait mal, il savait juste qu’il avait mal. La douleur lui remontait jusqu’au cerveau, obstruant ses pensées.

Il avait beau s’accrocher désespérément à sa chaine, le chien parvient finalement à se libérer, roulant au sol. Echappant à son emprise, Jessy poussa sur ses pieds pour reculer un peu. Sa main entra en contact avec le métal. Enfin. Il n’aurait qu’une chance. Il devait bien viser. S’il parvenait à percer un poumon ou atteindre la carotide, ça suffirait. Vu l’efficacité précaire de son arme, il se concentrerait sur la carotide. Le poids du chien se fit sentir sur ces jambes, il s’avança, le poing en l’air. Jessy ferma sa main sur le couteau, déterminé. C’était la fin du duel. Celui qui atteindrait sa cible le premier l’emporterait…

Béryl était sortit du bunker pour aider Béatrice avec certaines de ces récoltes. Il était sorti QUELQUES MINUTES. Juste quelques minutes. Que pouvait-il se produire en quelques minutes ? On avait le temps de se faire un café. De lire un article de journal. De conduire une conversation cordiale avec quelqu’un. D’éplucher des pommes de terre. Ou de se battre à mort sur le sol de la cuisine… Cette option là ne serait pas venue naturellement à l’esprit de Béryl cela dit.

Quand Elizabeth était sortie à toute vitesse du bunker, avec une Wendy en larmes, l’infirmier avait tout de suite compris que quelque chose de grave se produisait. Il s’était précipité à l’intérieur, pour trouver Nevrabriel et Jessy à terre. Du sang et une odeur musquée d’homme en pleine guerre de territoire lui donnèrent toutes les informations nécessaires à comprendre la situation. Il ne lui avait pas fallu une seconde pour attraper Nevrabriel et le tirer en arrière. Il se débattait vivement, lança un coup de coude perdu à l’infirmier, mais ce dernier était plutôt fort peut-être grâce à ces promenades teintées d’escalade qu’il pratiquait lorsqu’il rentrait encore chez lui avant tout ce bordel, et cela suffisait à maitriser le garçon. Il l'éloigna le plus rapidement possible de Jessy, pour l'effacer de son champ de vision.

Il le guida immédiatement vers la sortie du bunker. Ce jeune homme avait besoin de prendre l’air, et l’infirmier devait le calmer et discuter avec lui. Le plus tôt serait le mieux.