Il y a ce monticule près de la grotte, non loin du coin préféré d’Ophelia sur la plage. Son lieu secret, son lieu repère, son échappatoire, auquel elle ne peut plus accéder. C’était son refuge, c’était son prétendu endroit de premier rencard avec Alexander avant que ça ne devienne une rencontre avec Cap, c’était une vue sur l’horizon et sur l’avenir.
Sur le territoire des électrons libres, dissimulée entre les buissons et les fougères, Ophelia s’est perchée sur des hauteurs, nouvel abri. D’ici, si elle se lève, elle a une pleine vue sur la mer et son infinité. D’ici, elle a une pleine vue sur les rêves. Si elle pense assez fort, est-ce que le vent emportera son coeur à sa famille pour qu’ils entendent comme elle pense à eux ? Dans quelle direction est l’Angleterre ?
Si elle baisse le regard, elle peut voir le sable et ceux qui jouent dedans. Elle peut apercevoir des pêcheurs et des nageurs. Ils ont l’air bien là, non ? Est-ce que le Génie est dans cet attroupement ? Est-ce qu’il pense à elle ?
Une pluie, fine et discrète, mais suffisante pour gêner Ophelia, commence à tomber. Elle lève son visage vers les cieux, accueillant cette timide averse. Est-ce Adèlys qui lui envoie ses larmes ? Elle ferme les paupières, à l’écoute de ce que la Nature lui souffle. Le vent qui joue entre ses boucles blondes, qui se glisse dans sa robe ample et qui lui projette sur les jambes le tapis de feuilles mortes. La pluie qui lui chatouille sa peau nue, et les couleurs grises du ciel qui ternissent les pensées. Ce paysage a l’air d’un tableau triste, peint par un artiste sans convictions.
Elle ouvre les yeux et se penche pour décoller du bout des doigts les feuilles colorées qui lui collaient les chevilles comme des chaussettes hautes. Elle frissonne dans sa petite robe d’été, d’un joli rose poudré, cintrant sa taille et ses formes. Il y a quelque chose de nouveau dans le physique de la Cannibale maintenant qu’elle n’est plus prisonnière de son uniforme et de sa maladie. Quelque chose de sauvage dans son regard, quelque chose de lionnesque dans sa crinière, quelque chose de séducteur dans sa position, quelque chose de fier dans ses expressions.
Elle se faufile entre deux troncs pour avoir une meilleure vision, et penche légèrement dans l’espoir d’apercevoir des têtes familières. Où est le Génie ? Est-ce qu’il est avec une autre ? Il n’a pas essayé de la joindre depuis trois mois. Elle attendait de lui un signe, quelque chose pour lui prouver qu’il tient à elle malgré tout. Peut-être a-t-elle eu tort de bouder ? Décidément, les histoires d’amour c’était fait pour les chansons tristes. Elle aurait dû se forcer à tomber amoureuse d’Ange. C’est idyllique, non ? Les deux codirigeants, fous amoureux, à la tête d’un Village. Solides entre eux, duo complémentaire, repère d’espoir dans un groupe esseulé. Pourquoi n’est-elle pas tombée amoureuse de lui ? Pourquoi s’est-elle entêtée à vouloir s’approcher d’un garçon problématique. Elle savait, en plus, que tout serait compliqué avec sa double personnalité.
Elle murmure un adieu au Génie, prête à partir quand un visage attire son attention. Son cœur fait un bond dans sa poitrine. Aeden !
Elle se cache dans le buisson, laissant sur sa peau d’été des traces humides. Elle appuie sur le tissu clair de son vêtement pour que la couleur attire le moins possible ( qu’elle idée de vouloir se faire discrète avec du rose !) et se tord le cou pour essayer de voir ce qu’Aeden peut bien faire. Osera-t-elle aller lui parler ? Pour lui dire quoi ? Peut-être que le mieux est de l'espionner, pour voir s'il s'en veut et pourquoi il tarde tant à revenir vers elle, et vers Elizabeth.
Le surdoué avait hésité à rejoindre son coin tranquille, à l’écart des quelques électrons libres chahutant sur la plage. Ils devaient être inconscients. Pensaient-ils parfois à l’hiver qui se profilait ? Ou vivaient-ils juste au jour le jour ? Il n’en savait rien. Il ne leur parlait pas. Quand il le pouvait, il les gardait à distance. Il avait renoncé à garder les yeux rivés sur l’océan aujourd’hui. Sheila lui ramenait toujours un truc à manger. Il devait apprendre à se bouger un peu. Il devait lui trouver quelque chose. Loin de lui l’idée de se rendre utile.
Il avait donc marché le long de la plage, les chaussures pleines de sable. Au début, il avait détesté cette sensation désagréable de frottement entre sa peau et ces vêtements, perpétuellement entretenu par le sable provenant du vent de la côte. Mais il fallait croire que l’on s’habituait à tout. Puis, il y avait pire. Se brosser les dents avec le charbon du feu faisait peut-être partie du pire justement. Il y avait des crabes qui s’enfuyait à son approche dans des petits trous dans le sable. Ils étaient une bonne source de nourriture, mais trop rapide, puis le surdoué n’était pas équipé pour.
Une pluie fine se mettait à tomber. Rien de bien méchant, mais l’humidité devenait de plus en plus prépondérante. Il ne parvenait plus à faire sécher ces vêtements, l’eau s’infiltrait partout. Il portait à nouveau ces fringues de vigile, qu’il alternait avec un autre set de fringues rouler en boule dans un sac, dans la grotte. Le pull et la veste par contre, était des versions uniques. Lorsqu’il les lavait, il se privait d’une source de chaleur le temps que cela sèche suffisamment. Un peu trop ample, il n’avait pas la moindre idée de l’ancien propriétaire qui avait pu les porter. C’était encore le mieux. Il poussa ses cheveux en arrière, ces doigts restants coincés dans les nœuds toujours plus nombreux qui les emmêlaient.
L’humidité combiné au vent ne faisait pas bon ménage. Le surdoué décida de remonter un peu dans les terres pour au moins s’abriter un peu de la bise qui le narguait et s’engouffrait dans ses vêtements, comme pour jouer avec. Mais alors qu’il se tournait vers la zone plus verte de l’île, il aperçut un bout de tissu rose. Deux yeux croisèrent les siens. Trop tard pour faire semblant de ne pas les avoir vu. Elle savait qu’il savait qu’elle était là. Et qu’il la voyait, planquée dans les fougères, sans trop savoir ce qu’elle faisait au juste. Aeden tourna la tête sur le côté, gêné. Il ne savait pas quoi faire. Arrêter sur sa lancée, il ne pouvait pas espérer faire demi-tour sans avoir l’air de l’éviter. Rester planté là à attendre n’était pas une meilleure option.
Il savait que le temps qu’il se décide, elle saurait qu’il n’avait pas su quoi faire. Bah, elle le connaissait. Il n’avait jamais été très dégourdi. Ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait s’y mettre. Il se décida à lui faire un signe de la main, un presque sourire sur les lèvres. Se décida finalement à la rejoindre, marchant prudemment pour éviter de se ramasser dans la pente escarpée.
Une fois là-haut, Aeden se tient à un arbre, juste histoire de reprendre sa respiration. Il est de plus en plus facilement fatigué. Apparemment, la vie de Robinson n’est pas pour lui. La nourriture, le sommeil, les visions répétées de Lorelei, d’Adèlys ou d’Eden, qui sait quel facteur influençait le plus sur son énergie qui n’était déjà pas très explosive au naturel.
Ses yeux s’attardèrent quelques secondes sur la jeune femme qu’il venait de rejoindre. Ophélia portait une robe rose qui donnait froid au jeune homme rien que de la voir. Tout comme Nevrabriel, les responsabilités de son nouveau poste semblaient avoir une bonne influence sur elle. Elle était… rayonnante. Le regard d’Aeden fila bien vite se réfugier vers le bleu rassurant de l’océan.
- Je ne t’ai pas félicitée pour ton… élection ?
Il ne savait pas très bien comment ça se passait au Village. On lui avait parlé d’une espèce de démocratie. Tout ce qu’il savait, c’était que c’était Ange Barrabil et elle qui étaient aux commandes. Elle qui voulait tant être écoutée cet été avait apparemment trouver ce qu’elle cherchait. C’était bien.
Leur regard se croisent.
Il m'a vu ? Là c'est sûr, il t'a vu.
Pourtant, elle reste accroupie dans son buisson, dans l'espoir de s'évaporer. Ou mieux, se téléporter ailleurs. Chez elle. Son Véritable chez elle.
Mais Aeden ne bouge pas non plus, et ils se regardent comme deux presque-inconnus qui n'arrivent pas à remettre un nom sur le visage de l'autre. Elle rougit de honte. Celle qu'elle aspire à être n'est pas du genre à se cacher mais plutôt à se montrer. Aeden est un ami, n'est-ce pas ? Pourquoi faire celle qui ne veut pas le voir ? Les amis, on veut prendre de leurs nouvelles, pas les fuir.
D'un geste machinal et inconscient, elle caresse du bout des doigts la boursouflure blanche qui éventre en longueur son avant-bras. Cicatrice dont seul Aeden s'est vu confié l'origine. Ce moment de nouvelle rencontre dans la cafétéria est un des plus beaux souvenirs d'Ophelia, il serait dommage de le laisser périr.
Alors, quand elle a l'impression qu'il lui adresse un signe de la main, elle sort de la broussaille, droite comme un i et gigote piteusement sa main en retour. La lionne s'est rapidement faite terrassée par la gêne. Sa séance d'espionnage aura été écourtée bien assez vite.
A son plus grand malheur, Aeden se décide à monter pour la rejoindre. Il grimpe vers elle un peu gauchement, comme il a toujours grimper vers les autres. Instinctivement, elle descend à son tour, bien contente d'avoir opté pour des chaussures confortables. Agile, elle esquive les pierres et trouve avec facilité des points d'appuis. Concentrée sur ses gestes, elle ne peut évaluer la distance qui la sépare d'Aeden et se retrouve brusquement nez à nez avec lui. Elle recule aussitôt, surprise. Il a l'air plus amaigri que par le passé. Est-ce qu'il mange assez ? Ou est-ce à cause de sa dépression ? Ses boucles ont poussé, s'emmêlant sur sa nuque et formant des boules de nœuds sur le haut de son crâne. Il a l'air éteint, fatigué, moins heureux. Et ses vêtements ne le mettent pas en valeur, comme s'ils ne lui appartiennent pas. Quoique, c'est toujours mieux que l'uniforme. Ou alors c'était simplement la petite pluie qui lui donne cette impression.
Maintenant, il suffit de deviner quoi dire. Peut-être le saluer, parler de la pluie et du beau temps, et partir comme s'ils n'ont jamais été amis ?
« Je ne t’ai pas félicitée pour ton… élection ? »
Donc on oublie les formalités ? Tu ne mérites pas un bonjour.
Avec le temps, de l'eau a coulé sous les ponts. La colère qui avait empoisonné le cœur d'Ophelia a l'égard du Génie et d'Alexander semble bien ridicule aujourd'hui. Mais qu'en pense Aeden ? Il doit lui en vouloir d'être partie, de ne pas les avoir suivi. Il doit la détester. Elle est la première à parler de l'importance de communiquer pour éviter la violence, et pourtant c'est la dernière à appliquer ses principes.
« Je n'ai pas vraiment été élue. Je n'ai fais que suivre... »
Se dire bonjour ? Râté.
Parler de la pluie et du beau temps ? Impossible après ce genre de démarrage.
Partir ? Elle s'en voudrait à vie.
Mais que peut-elle dire ou faire désormais ? Comment considérer Aeden ?
« Comment tu vas ? Tu manges bien ?»
Elle lève les yeux au ciel. Elle est quoi ? Sa mère ?
« On dirait bien qu'on a raté notre coup. »
Elle rit jaune, comme si c'était drôle d'avoir échoué. Mais c'est ce qui la reliait à Aeden, non ? La Révolution. C'était pour ça qu'ils étaient amis ? Et maintenant qu'elle n'est qu'un pauvre échec, peuvent-ils encore s'autoriser cette amitié ?
« Je n'ai pas vraiment été élue. Je n'ai fais que suivre... »
C’était dommage. S’il y avait eu élection, elle aurait gagné. Il l’imaginait bien présidente d’un parti. Elle avait l’aura pour. Ophélia n’était pas faite pour suivre. Les yeux du jeune homme s’attardèrent ensuite sur une plante un peu plus loin sur le sentier, derrière sa comparse. Un genre de buisson un peu malade qui poussait de travers. Il avait probablement eu du mal à naitre entre les rochers. Il essayait de survivre mais c’était stupide. Il aurait été mieux ailleurs. Il n’avait pas d’avenir là où il se trouvait.
« Comment tu vas ? Tu manges bien ?»
Il n’a même pas le temps de lui répondre par un ouai un peu évasif. Ophélia embraille sur le non-dit qui plane sur leurs têtes à tous depuis cet été. Au moins, ils vont savoir. S’ils ont encore quelque chose à se dire. Si ça vaut encore la peine de gravir la pente la prochaine fois pour aller parler à Ophélia. Le surdoué aimerait que la réponse soit oui. Il ne la connait pas cependant :
« On dirait bien qu'on a raté notre coup. »
Et ça étonne Aeden. Pourquoi ça l’étonne ? Il ne sait pas trop. Elle n’a juste pas l’air d’avoir raté son coup. Comment dire, certes, elle n’a pas pu parler au directeur mais elle s’est fait entendre au final. N’était-ce pas ce qu’elle voulait ?
Il y avait tout de même leur dispute à lui et Alexander. Regrettait-elle aussi d’avoir perdu le contact avec lui, comme Aeden regrettait de ne plus voir Elizabeth ? Certainement. Ils leur restaient plus de point commun que le surdoué n’aurait pu se l’avouer. Ceux qui n’avait rien perdu dans cette Révolution était une minorité.
- Oui.
La vérité était qu’il commençait doucement à s’inquiéter pour elle. Anesthésié par ses maigres interactions sociales, il commençait presque à en oublier ce que les autres pouvaient ressentir. Cela lui revenait doucement. Ophélia avait perdu Alexander. Et même si elle avait rejoint Ange, il n’était plus avec elle. Est-ce qu’elle se sentait seule ? Il espérait qu’elle se soit fait des amis dans le Village. Au-delà du fait qu’on l’entende désormais, il n’y avait pas que ça. Il y avait le reste… La solitude était pour le surdoué l’une de ces plus grandes peurs. Était-ce le cas de la jeune femme qui se tenait devant lui ?
- Ça se passe comment pour toi au Village ? C’est pas… c’est pas trop dur ?
Elle a verbalisé l'échec qui la relie à Aeden comme on laisserait tomber une bombe par erreur.
Elle le regarde en essayant de réprimer son envie nerveuse d'entortiller ses mèches blondes dans tous les sens. Cela faisait des mois et des mois qu'elle était sur le chemin de la réussite. Elle s'était fait des amis, avait conquis le cœur de celui qu'elle aimait, s'était fait enfin le nom qu'elle méritait au delà des rumeurs, avait l'espoir d'enfin dénoncer les méfaits des médecins de l'Institut, et était même potentiellement guérie. Elle avait entretenue la réussite.
Et cet échec, en plus d'être le premier depuis un moment, est dévastateur. Elle n'a plus personne, plus d'amis, plus rien. Comme à son arrivée à l'institut, elle se retrouve seule et doit tout reconstruire.
Alors elle dévisage Aeden en croisant les doigts pour qu'il ne la porte par responsable de la situation actuelle, pour qu'il ne lui en veuille pas.
« Oui. »
Elle lève les sourcils, attendant une suite qui ne vient pas.
C'est tout ce qu'il a à dire sur quelque chose d'aussi lourd ? Il a quand même perdu Elizabeth et l'espoir d'une Révolution. Il n'a donc rien de plus à dire ? Pas même un sentiment d'amertume ? Pas même l'envie de piquer une petite colère ?
« Ça se passe comment pour toi au Village ? C’est pas… c’est pas trop dur ? »
Elle bat des cils, estomaquée. Pourquoi évince-t-il le sujet ? Un instant elle s'interroge sur la dépression d'Aeden. Cette maladie pourrait être la raison de son attitude amorphe.
Elle essaie de se raisonner là-dessus pour lui éviter l'envie de gifler Aeden afin de le réveiller. Il a l'air bien endormi, bien mou. Il est de nouveau le Aeden qu'Ophelia détestait.
Elle sert le poing pour se contenir.
« Mais tu es sérieux Aeden ? »
Elle lève le bras, la paume de main tendue, comme prête à l'abattre sur la joue du brun. Mais le mouvement s'avère moins violent puisqu'elle lui pince grossièrement la joue.
« Réveille-toi un peu au lieu de me poser des questions à deux balles. Sérieusement, tu crois que si tout allait bien pour moi je serai là, en territoire adversaire, à discuter sous la pluie avec toi ?! »
Elle plonge ses yeux dans les siens, sourcils froncés, pour être certaine qu'il percute bien. A le reprendre comme ça, elle a l'impression d'être à nouveau dans la cantine avec lui, à essayer de lui remonter le moral après avoir su pour sa tentative de ...
Elle finit par s'asseoir, essayant de trouver un coin où elle ne tâcherait pas trop sa robe. Elle ramène ensuite ses genoux contre sa poitrine et attarde son regard sur le contre-bas. La plage a l'air agréable. Elle aimerait tellement une vie classique, à se mettre en maillot de bain et à lire avec innocence sur une serviette tandis que des amis viendraient l'arroser.
Ce n'est pas comme si tu en avais des amis. Bravo tu es devenue chef, mais à quel prix ? Te voilà seule.
Elle se mord la lèvre et se confie, sans regarder Aeden.
« J'ai tout perdu. Je vous avais fais à tous la promesse qu'on partirait d'ici et j'ai causé l'inverse. On est coincés sur cette île, et on ne pourra jamais la quitter. J'ai causé votre perte ... Je suis vraiment ... »
Sa voix se brise. Elle enroule ses bras autour de ses genoux et prend le temps de respirer pour contrôler la tristesse qui menace d'ouvrir les vannes. Pas question de pleurer.
« ... désolée. », reprend-t-elle avec une voix plus contenue.
« Mais tu es sérieux Aeden ? »
Son mouvement de main fait reculer le surdoué d’un pas. Il se crispe alors qu’il a l’impression qu’elle va le taper. Finalement, elle se contente de lui pincer la joue. Il rouvre les yeux. Vraiment… pour croire qu’elle s’apprête à le frapper… Il n’avait vraiment plus l’habitude de discuter avec les autres. Il se sentait un peu stupide. Elle, elle continue, elle n’attend pas qu’il se remette de ces émotions pour laisser monter une sorte de colère pacifiste :
« Réveille-toi un peu au lieu de me poser des questions à deux balles. Sérieusement, tu crois que si tout allait bien pour moi je serai là, en territoire adversaire, à discuter sous la pluie avec toi ?! »
Forcé d’affronter son regard, il ne sait plus quoi faire. Il essaye d’éviter ces yeux mais ça devient vraiment très difficile. Cela fait plusieurs semaines qu’il est là sur ce territoire. Qu’il évite tout contact sauf avec Sheila. Il l’énerve peut-être, mais est-ce qu’elle se rend compte de la difficulté de la situation pour lui ? Et en même temps, elle n’avait pas tort. Il était amorphe. Mais se réveiller pour faire quoi ? Il était fatigué de ces conneries à répétition.
Lorsqu’elle finit par s’asseoir, il pu enfin la quitter des yeux. Ils vont se loger sur la plage. Il n’a jamais eu une aversion du sable aussi importante que depuis que c’est devenu son lieu de vie. Savoir que son territoire était un territoire « adversaire » le troublait. Il se sentait bien loin des rixes qui existaient entre les différents « clans » qui s’étaient formés. Il ne pensait même pas que les électrons-libres aient réellement « un territoire ». Il était juste là où personne ne semblaient vouloir les chasser… Ou personne n’avaient envie de se trouver peut-être aussi.
« J'ai tout perdu. Je vous avais fais à tous la promesse qu'on partirait d'ici et j'ai causé l'inverse. On est coincés sur cette île, et on ne pourra jamais la quitter. J'ai causé votre perte ... Je suis vraiment ... »
Il lui jette un regard en coin. Elle lui fit de la peine. Vraiment. Voulait-elle en réalité qu’il se fâche sur elle ? Qu’il lui reproche leur échec… Ils se ressemblaient finalement. Il finissait toujours par revenir à cette même conclusion. Ils étaient semblables, à faire des promesses qu’ils ne parvenaient pas à tenir. Il ne savait plus trop sur quel pied dansé après qu’elle l’ai disputé, puis qu’elle se soit confiée sur ce qu’elle ressentait.
« ... désolée. »,
Il s’approcha d’elle, s’assit à ces côtés, sur les genoux et passa maladroitement son bras autour de la tête de la jeune femme, pour la ramener à lui. Calant sa tête sur celle d’Ophélia dans une position à moitié confortable, il hésita une seconde avant de lui dire :
- Lorelei. Je-je lui avais fait la promesse de-de l’aider à quitter l’île. Le-le soir où elle s’est évadée, c’était… à cause de moi et A-Alexander. La grande sanction, c-c’était de notre faute. Elle-elle est morte.
Il se tut. C’était un secret qui lui crevait le cœur depuis des années maintenant. Rare étaient ceux qui savaient. Cela le ramenait à ces démons. Ceux qui le hantait le soir ou lorsqu’il était fatigué. Ces bégaiements l’insupportaient mais ce tic de langage profondément enfuit en lui n’avait cessé de renaitre ces depuis cet été. Il continua, les sourcils froncés par l’effort, cherchant à mettre de l’ordre dans ce qu’il disait, sans qu’il n’y parvienne réellement. Il affronta le silence :
- Je ne t’en v-veux pas Ophélia. Pas-pas même un petit peu… On-on était t-trois lors de son évasion. On était t-trois ce soir-là, a-a avoir promis aux autres qu’ils-qu’ils quitteraient l’île.
Il ne parvenait à avoir de rancune envers elle. Même s’il avait pu penser qu’elle avait en réalité trouver ce qu’elle cherchait, il n’en avait pas été jaloux. Il avait peut-être juste espéré qu’elle soit heureuse là où elle était. Il regrettait que ce ne soit pas le cas. Il regrettait que l’un d’entre eux ne soient pas au moins parvenu à rattraper un peu le bonheur. Il la libéra de son étreinte, un peu mal à l’aise de cette proximité :
- Et ce-ce n’est peut-être pas t-très réconfortant mais…tu- tu n’as pas tout perdu. Tu m’as, moi.
Il regardait ces mains avec lequel il chipotait nerveusement. C’était pire que pas très réconfortant. Il savait qu’Ophélia était encore en colère sur lui, et il savait qu’il n’était pas un très bon ami non plus. Mais il n'avait pas grand-chose d'autre à offrir.
Ophelia s'attendait à beaucoup de choses venant d'Aeden. Qu'il s'en aille sans rien dire, qu'il lui reproche l'échec de la Révolution, qu'il fonde soudainement en larmes, ou même qu'il raconte une blague pour détendre l'atmosphère. Mais non, il s'assoit à côté d'elle, et il passe son bras autour de ses épaules. Sur le moment, Ophelia a un mouvement de recul, voulant éclaircir un potentiel malentendu. Elle n'a pas l'intention de le draguer, ou de se laisser draguer ! Ses excuses n'étaient pas une forme de flirt !
Puis il pose sa tête contre elle, avec toute la bienveillance et la sincérité du monde. Les muscles d'Ophelia se détendent et un sourire affectueux naît de façon incontrôlable sur ses lèvres. Il doit avoir mal assis sur les genoux. Mais bon, c'est du ressort d'Aeden de se faire mal pour réconforter les autres.
Elle laisse son instinct faire taire le fourmillement de pensées qui la paralysait et ses doigts viennent caresser le haut de la tête d'Aeden. Elle joue avec ses boucles brunes, l'écoutant attentivement. Elle a l'impression d'être à nouveau dans la cantine. Certes, contrairement à cette matinée-là, il pleut et personne n'a tenté de se suicider. Mais l'ambiance est la même. La bulle est de nouveau construite. Et pour la première fois depuis longtemps il n'y a plus de questions. Juste la présence réconfortante de l'autre, et le renouveau maladroit d'une amitié.
Parce qu'ils sont amis ... non ?
« Lorelei. Je-je lui avais fait la promesse de-de l’aider à quitter l’île. Le-le soir où elle s’est évadée, c’était… à cause de moi et A-Alexander. La grande sanction, c-c’était de notre faute. Elle-elle est morte. »
A son bégaiement de fin, Ophelia enfonce sa main dans la chevelure corbeau d'Aeden pour le rapprocher d'elle. De part ce geste, elle lui signifie sa présence. Qu'elle est là. Que tout est fini.
Le Génie lui avait confié sa quête pour libérer sa soeur, et leurs conséquences. C'était un sujet qu'elle n'avait jamais abordé d'elle-même avec lui, comprenant qu'il ouvrait des plaies qui n'avaient pas encore cicatrisées.
« Ce n'est pas de votre faute, mais celle de l'Institut. Ce sont eux qui ont choisi cette punition, pas vous. », essaie-t-elle de le défendre.
« Je ne t’en v-veux pas Ophélia. Pas-pas même un petit peu… On-on était t-trois lors de son évasion. On était t-trois ce soir-là, a-a avoir promis aux autres qu’ils-qu’ils quitteraient l’île. »
Il remue, s'éloignant d'elle. Sa main à elle reste en suspension.
Il est vrai qu'ils avaient été trois. Mais qu'on les regarde aujourd'hui : ils ne sont plus que deux, et ils n'appartiennent même pas à la même faction.
« Et ce-ce n’est peut-être pas t-très réconfortant mais…tu- tu n’as pas tout perdu. Tu m’as, moi. »
Elle n'aurait jamais cru, l'année dernière, que la seule personne qui l'empêcherait de ressentir la solitude serait Aeden.
Soulagée d'entendre pour la première fois depuis trois mois qu'elle n'est pas seule, elle aussi assise sur les genoux, elle se penche en avant pour encercler la tête d'Aeden dans ses bras. Dans une étreinte gauche, elle le sert contre son épaule et plonge son nez contre son oreille. Le pauvre doit entendre la respiration saccadée d'Ophelia dans une version Ophelia, ponctuée de quelques reniflements.
La pluie tombe en fines gouttes sur ses bras nus, mais elle n'a pas froid. Elle qui est si tactile, depuis combien de temps n'a-t-elle pas étreint quelqu'un ? Elle avait tellement besoin d'une présence. De mots. Elle ne s'était pas rendue compte qu'Aeden lui avait tant manqué. Si vraiment ils retrouvent leur amitié d'avant, elle ne va pas se gêner pour l'engueuler sur ce qu'il a fait foiré dans sa relation avec Elizabeth, avant de le conseiller sur la bonne façon de la récupérer. Ces deux boulets sont amoureux l'un de l'autre, et si avant Ophelia pensait qu'Aeden ne méritait pas Elizabeth, maintenant elle se rend compte qu'il est bête mais pas mal intentionné. Bête, et sûrement dépressif et timide.
« Je suis là aussi. »
Elle le relâche, restant face à lui tout de même et rit, un peu gênée.
« Et tu as aussi une très belle jeune femme qui n'ose pas avouer que tu lui manque. »
Elle lui adresse un clin d'œil malicieux quand une idée lui traverse l'esprit.
« Viens au Village. »
« Je suis là aussi. »
Un rire gêné. Mais il sait qu’elle le pense sincèrement. Même s’ils ont toujours eu du mal à s’entendre et communiquer, ils sont là l’un pour l’autre. N’est-ce pas le plus important ? Il sourit lui aussi gêné maintenant. Ça fait du bien de savoir que malgré la révolution et son échec, il peut toujours compter sur certaines personnes.
« Et tu as aussi une très belle jeune femme qui n'ose pas avouer que tu lui manque. »
Le visage d’Aeden se ferme un peu. Si elle parle d’Elizabeth… elle se trompe. Elizabeth a surement mieux à faire que de penser à lui. Il ne relève pas. Parce qu’il n’a vraiment pas envie d’en parler.
« Viens au Village. »
La proposition résonne. Aeden repense à Nevrabriel qui lui a dit la même chose du bunker. Mais il secoue la tête aussitôt. Il connait déjà la réponse. S’il avait voulu rejoindre le Village, il y serait déjà. Mais c’était trop dur pour lui.
- Non... Je-je n'ai rien à a-a-apporter au Village Ophélia. J'ai encore be-besoin d'un peu de temps... Et-et puis il y a Ange…
Il se tut. Il savait que c’était idiot, mais Ange parlait de faire régner des lois qu’il n’avait pas appliqué à sa personne jusqu’ici… Il avait tué une gamine, Aeden voulait qu’il en assume l’entière responsabilité. Au-delà de la culpabilité qu’il pouvait ressentir. Au-delà de leur situation qui pouvait empêcher ce dernier de purger une peine. S’il croisait Ange, le surdoué avait surtout peur que Lorelei lui fasse des reproches. Qu’il revoit ce moment. Ce moment où elle était tombée…
Puis il avait pensé à une chose. Un peu stupide mais qui faisait sens pour lui. Son but à lui, n'était pas de rejoindre une faction, de s'embrigader dans quelque chose qui lui échappait. Il voulait juste quitter l'ile. Pour quitter l'ile, il fallait trouver un moyen de communiquer avec l'extérieur. Or, qui possédait le meilleur matériel électrique ? L'Institut Graham. Et qu'avait-il étudié depuis qu'il avait eu son bac ? La physique, et surtout l'électricité. Il avait supposé que ce n’était pas trop mal comme plan de carrière s'il finissait par sortir de l'institut de devenir électricien. Bien loin de l'ambition de ces parents. Bien loin de leurs attentes. Et bien en fin de compte, ça finirait peut-être par lui servir.
S'il intégrait le Village, il ne pourrait jamais négocier quoi que ce soit avec l'Institut à ce sujet. Hors de question d'intégrer l'Institut non plus. Il lui fallait peut-être rester neutre s'il cherchait un moyen de se casser d'ici et s’il voulait mettre toutes les chances de son côté.
- Mais je f-fais ce que je peux pour q-que les électrons rejoignent le Village. L'hiver approche...
Il s’inquiétait pour les électrons libres qui ne rejoignait aucunes des factions. Il n’était pas certain qu’ils se rendent compte de ce qui les attendait à l’avenir. Il n’avait pas oublié qu’elle considérait ce territoire comme un territoire « adverse ». Aussi ajouta-t-il, ses yeux perdus dans la végétation :
- Considère-m-moi c-comme un allié.
Il ferait de son mieux pour l’aider s’il en avait l’occasion. Elle pouvait compter sur lui. Et même si lui, ce n’était pas grand-chose, parfois, juste savoir qu’on n’était pas seul suffisait.
La réponse ne se fait pas attendre. Aeden secoue négativement la tête. Ophelia baisse les yeux, déçue mais compréhensive. Elle ignore ce qui retient Aeden aux électrons libres, mais il est assez grand pour faire ses propres choix. Il doit savoir mieux que personne ce qui lui correspond le mieux. Ce n'est pas elle qui va décider pour lui. Ophelia peut se réconforter en se disant qu'Aeden est tout de même dans la faction la plus facile à approcher.
" Non... Je-je n'ai rien à a-a-apporter au Village Ophélia. J'ai encore be-besoin d'un peu de temps... Et-et puis il y a Ange… "
Elle arque ses sourcils. Quel est le rapport avec Ange ?
Elle sait qu'il a un lien étroit avec Loreleï Hexe, et qu'Aeden tenait beaucoup à elle. Mais ce lien a fini par s'estomper avec le temps, n'est-ce pas ? Est-ce que c'est parce que Aeden n'a pas pardonné à Ange, ou est-ce parce qu'il lui rappelle trop son amie disparue ?
" Mais je f-fais ce que je peux pour q-que les électrons rejoignent le Village. L'hiver approche... "
Elle lui adresse un regard compatissant et une moue inquiète. L'hiver approche, et c'était en plein hiver qu'Aeden avait ...
Elle s'est détachée de lui, jugeant la position trop inconfortable mais reste assise contre lui, épaule contre contre épaule. Elle regarde dans la même direction que lui, vers l'horizon. Vers l'au-delà. C'est beau d'être codirigeante, c'est beau d'essayer de nouer des amitiés, c'est beau d'essayer de donner du sens à sa vie mais rien de tout cela ne lui convient à elle. La raison pour laquelle elle s'est battue pour sa santé, la raison pour laquelle elle a accepté une greffe dangereuse, la raison pour laquelle elle a mené une Révolution, la raison pour laquelle elle s'implique autant, c'est la Liberté. Celle qui fait rêver, qu'on touche du bout des doigts sans jamais l'atteindre. De toute sa vie, elle a été prisonnière. D'abord d'elle-même, et maintenant de la situation.
Elle ramène ses genoux contre sa poitrine et pose son menton dessus, songeuse.
" Considère-m-moi c-comme un allié. "
Elle tourne sa tête vers lui, écrasant sa joue sur son genou et lui adresse un franc sourire.
" Non merci, je te considère plutôt comme l'un de mes meilleurs amis. "
Elle rougit, mais reste à le fixer. Elle a toujours eu besoin de parler avec honnêteté de ses sentiments, et de ses émotions. De ce qu'elle pense. Même si ça l'embarrasse.
Puis elle revient à poser ses yeux sur l'océan.
" Qu'est-ce qu'on fout là, Aeden ?"
Puis elle pouffe, se moquant d'elle-même.
"Qu'est-ce qu'on fera une fois de retour chez nous ?"
Elle ne sait pas si elle attend une réponse de sa part, ou non. Mais, malgré son statut de chef, elle a l'impression d'être en accord avec Aeden. D'être sur le même pied d'égalité. Elle n'est pas hiérarchiquement supérieure à un groupe entier, ou inférieure aux autres sur les plans de la scolarité et de la santé. Aux côtés d'Aeden, elle a l'impression d'avoir enfin son âge, de trouver sa place. Peut-être parce que lui aussi, il a l'air d'avoir les questionnements normaux d'un garçon d'une vingtaine d'années. Au fond, sa relation avec Aeden est sûrement la plus normale d'entre toutes. Ils se sont détestés à cause d'un ami commun, il l'a vu amoureuse et elle l'a vu mal en point. Ils se sont entre-aidé quand ça n'allait pas pour l'autre malgré leur animosité. Une relation classique. Et ça fait du bien dans tout ce chaos.
" Non, je te considère plutôt comme l'un de mes meilleurs amis. "
Il était touché. Sincèrement. Il avait de la chance. Sheila, Nev, maintenant Ophélia, il avait su garder des amis malgré tout ce qui s’était passé. Malgré qu’il se soit plongé dans un demi-mutisme depuis l’été. Qu’il ai fuit la masse pour s’isoler un peu plus chaque jour. Aucuns d’entre eux ne lui en voulait de s’être replié sur lui-même. Seul sa relation avec Alexander semblait se fissurer chaque jour un peu plus. Ca et sa relation avec Elizabeth qu’il avait bousillée.
" Qu'est-ce qu'on fout là, Aeden ?"
Elle rigole. Il y a de quoi rire. De quoi peuvent-ils bien avoir l’air ? Les naufragés qui ne se sont même pas échoués. Mais des révolutionnaires qui ont bel et bien échoués. C’était d’un risible.
"Qu'est-ce qu'on fera une fois de retour chez nous ?"
Il haussa les épaules. Formula tout haut ce qu’il pensait, peut-être par mimétisme de la sincérité d’Ophélia :
- Je n-n’en sais rien…
Il ne se voyait pas rentrer chez lui. Avait-il seulement encore un chez lui ? Ces parents avaient tourné la page. Il ne serait jamais l’homme que ces derniers auraient voulu qu’il ne soit. Sa vie d’avant l’institut s’était morcelé, il avait peu à peu perdu contact avec le monde. Il s’était isolé. C’était amusant. C’était ce qu’il reproduisait ces temps. Essayait-il de se punir par l’isolement ? Quel imbécile. Il ne se débarrasserait pas de ces amis si facilement.
- Je-je ne pense pas avoir encore un ch-chez moi où rentrer…
Cela ne l’attristait pas plus que ça. Il le savait déjà au fond. Il l’avait toujours su. Sa rupture avec le monde. Elle ne datait pas d’hier. Son décalage, il avait toujours été en lui. L’institut l’avait juste souligné. Il se débattait depuis toujours pour aider les patients à retrouver leurs dignités, mais lui ne quitterait jamais cette ile. Ni maintenant ni après. Ou en tout cas, il ne quitterait jamais l’autre côté de la fracture. Le côté où l’on considérait les gens comme trop fou, trop fragile, trop fatigué pour le monde. Les personnes dont on ne savait pas quoi faire mais qu’il fallait bien garder.
Il fixait l’horizon, l’océan qui les séparait de tout. Finalement qu’est-ce qui avait changé depuis leur dernière conversation à cœur ouvert ? Ils étaient toujours perdus. Ils avaient toujours peur. Ils étaient les mêmes… En tout cas, lui, il se sentait exactement le même. Il soupira. Au moins, ils étaient seuls à deux…
«Je n-n’en sais rien… »
Ophelia adresse un sourire à l'horizon, ou à elle-même. Un rictus de dépit. A quoi s'attendait-elle ? Aeden n'a pas la réponse à toutes ses questions existentielles. Il ne va pas lui lire l'avenir à travers les lignes de la main, lui dire qu'un jour ils seront vieux, qu'elle n'a pas à s'inquiéter là-dessus. Il ne va pas lui dire qu'elle va se trouver une passion, un métier, un mari, qu'elle sera mère et puis grand-mère.
Elle a un petit rire cynique en s'imaginant cardiologue. Ce serait un comble.
Aeden serait bien en psychologue dans les cliniques pour adolescents, afin de comprendre les idées noires et lutter contre le suicide.
Le Génie pourrait être ...
Elle se mord la lèvre. Elle ne préfère pas y penser. A une époque il était une silhouette dans le futur, il était sa sécurité à avoir un avenir. Maintenant elle se retrouve confrontée à un passé qui la maltraite et à un présent qui lui échappe.
« Je-je ne pense pas avoir encore un ch-chez moi où rentrer… »
Pourquoi bégaye-t-il autant depuis tout à l'heure ? A-t-il froid ?
Elle n'a que ses chaussettes hautes et sa jolie robe, rien qui puisse vraiment réchauffer son ami. Elle reste alors collée à lui, bras contre bras, en espérant lui apporter un peu de chaleur.
« Londres, ça t'intéresse ? Vous pourriez venir vous y installer, avec Elizabeth et Wendy. »
Elizabeth n'a plus de parents également. Ils seraient bien tous ensemble là-bas, à Londres. Aeden pourrait s'épanouir dans l'éducation de Wendy, et dans sa relation avec Elizabeth. Elle, elle leur rendrait visite de temps en temps. Ils iraient bruncher le dimanche. Amalia viendrait d'Italie une week-end par mois, et elles boiraient ensemble du vin en terrasse, sous le soleil britannique. Elles auraient froid, même en été, mais elles n'en auraient rien eu à faire.
Elle présenterait à ses parents Amalia, Elizabeth, Aeden, Wendy. Ils seraient bien accueillis dans la librairie de son père. Ils liraient des bouquins à Wendy, chacun faisant la voix d'un personnage pour qu'elle se représente mieux l'histoire. Ils auraient enfin un quotidien classique.
« On discute bien avec Elizabeth depuis le bunker. On est un peu devenues amies et ... tu lui manque, Aeden. Le temps de trouver un chez-toi à l'extérieur, tu as le tien sur l'île. »
La formulation était maladroite mais l'intention était, elle l'espère, claire. Ils doivent se rendre compte, ces deux pauvres âmes abîmées trop tôt et trop vite, que tant qu'ils ne sont pas seuls, ils ont au moins une forme de « chez-soi » d'assurée.
Elle regarde la mer qui s'endort, anticipant déjà la fin de leur bulle. A un moment ou un autre elle devra cesser d'être Ophelia pour redevenir la codirigeante du Village. Dommage, elle se sent bien quand elle une jeune femme de vingt ans, en toute simplicité.
Il eut un sourire doux-amer. Doux, l’idée de vivre une vie normale à Londres entouré de ceux qu’il aimait. Il s’imaginait finalement terminé sa formation d’électricien. Amener Wendy à l’école, l’aider à faire ces devoirs. Elizabeth ferait ce qu’il lui plairait, peut-être infirmière ? Il trouverait le temps de surprendre Elizabeth en lui offrant des moments qui leurs appartiendrait à eux. Ophélia et lui se retrouverait un jour, à deux, les yeux tourner vers un paysage vivant. Vers un tableau de leurs vies qui en vaudrait la peine. Ils ne seraient plus perdus à deux. Ils seraient exactement là où ils avaient espérés se trouver.
Amer parce qu’il n’y croyait pas. Elizabeth avait fait une croix sur lui. Wendy… elle n’avait pas ces gènes, il ne pourrait jamais rien faire légalement pour avoir le droit de la voir. Il les avait perdus. Ils étaient sur cette putain d’île, coincés. Londres était à des années-lumière d’eux. Cette vie rêvée était inatteignable. Il était paumé. Il avait l’air d’un fantôme sur sa plage. Qu’avait-il accompli depuis cet été ? Rien. Mais rien c’était toujours mieux que de mal faire les choses…
« On discute bien avec Elizabeth depuis le bunker. On est un peu devenues amies et ... tu lui manque, Aeden. Le temps de trouver un chez-toi à l'extérieur, tu as le tien sur l'île. »
Il tourna le regard un instant vers Ophélia. S’il pouvait exister une étincelle d’espoir pour qu’elle ne dise pas ça juste pour le rassurer ou pour lui donner un but… Et puis rien n’était moins sûr. Il pouvait manquer à Elizabeth sans qu’elle n’ait la force de lui pardonner. Il pouvait juste l’avoir définitivement blessé.
– M-merci. On rentrera ch-chez nous alors… On t-trouvera un moyen…
Etait-ce juste cela qui lui manquait ? L’espoir. Celui qui était partit en fumée avec un pan de l’institut du même nom. Ophélia venait de le lui redonner. Une raison, un but. Peut-être qu’il était temps pour lui de réfléchir à ce qu’il allait faire pour trouver un moyen de quitter l’ile. Il pouvait essayer de protéger ceux qu’il aimait. Il pouvait encore essayer. Parce que ne rien faire c’était mieux que mal faire les choses, mais sans erreurs, jamais il n’aurait la moindre chance de voir naitre une réussite.
Il regarda la jeune femme avec affection. Elle aussi avait vécue une rupture terrible avec Alexander, et pourtant, contrairement à lui, elle avait encore la force d’espérer. Elle avait tout perdu, mais elle avait tout de même trouvé la force d’accepter d’être en première ligne, à la tête du Village. Il savait que tous les deux se blâmeraient longtemps encore de ce qui s’était produit ici, sur cette île, mais ils pouvaient s’en sortir. Panser leurs blessures, étouffer un peu leurs culpabilités. C’était tout ce qu’il pouvait encore faire. Il prit la main de la jeune femme dans la sienne, comme si cela pouvait lui insuffler le courage nécessaire.
– Notre promesse… on peut encore la t-tenir.
On ne se débarrassait pas d’un bégaiement revenu tout droit de l’enfance en quelques phrases, pourtant, il savait que parler avec Ophélia le rendait moins fébrile. Ils étaient peut-être perdus à deux, mais il trouverait un moyen de reprendre la route.
« M-merci. On rentrera ch-chez nous alors… On t-trouvera un moyen… »
Elle est vraiment inquiète de son drôle de bégaiement. Est-ce une conséquence d'un traumatisme ? Si oui, lequel ?
Il vit seul dans ce nouvel environnement, c'est un traumatisme pour tout le monde.
« Notre promesse… on peut encore la t-tenir. »
Encore cette fichue promesse. Elle lui avait causé bien des torts, Nevrabriel le lui avait bien renvoyé. Elle ne voulait plus tenir de promesse, parce qu'elle n'était pas fichue de les tenir. Mais elle allait tout faire pour défendre ses idéaux et ses valeurs. Ils construiront des bateaux au Village. Et même si ça leur prendra des années, ils auront un moyen de regagner le continent en sécurité. Et si elle essayait une alliance avec un autre groupe ? Ce dit groupe pourrait essayer de rétablir la communication ? Le groupe voisin l'intimide et elle doit établir une alliance assez rapidement.
« Je préfère arrêter les promesses, on m'a déjà trop reproché de ne pas avoir pu les tenir. Moi la première. »
Elle se lève. Elle est bien trop souvent absente de son territoire, entre les réunions avec les filles, et maintenant Aeden. Elle ne veut pas avoir l'air suspecte aux yeux de ses villageois.
Elle époussette sa robe rose et adresse un sourire chaleureux à Aeden. Ca lui a fait du bien de le revoir, bien plus qu'elle ne pouvait l'imaginer. Puis, parce qu'elle ne peut s'en empêcher, elle se penche vers lui pour lui accorder une dernière étreinte. Cela fait tellement longtemps qu'elle n'a pas pris quelqu'un dans ses bras que c'est une vraie bouffée d'air pour elle.
« Prends soin de toi s'il te plaît. Je reviendrai. »
Elle se détache de lui et le regarde, pensive. Il est loin l'adolescent qui a tenté de suicider, et en même temps, elle le sent encore fragile.
Mais Aeden est toujours là. Il ne l'abandonnera pas. Et elle non plus.