D'ordinaire, Victor Graham n'aurait pas pris le temps de se déplacer pour de telles imbécilités. Il n'avait qu'un doux mépris pour les célébrités que la télévision acclamait, il ne les percevait que comme des starlettes sans cervelles dont l'éclat s'éteignait aussi vite qu'il était apparu. Mais la journée était douce, le climat était clément, et le marquis avait fini par songer qu'apparaitre en public, devant les caméras, ne pouvait pas faire de mal à sa réputation. Et puis ça lui ferait respirer un air plus frais et moins vicié que celui de son laboratoire - l'odeur acide de produits chimiques commençait à devenir invivable.

  Une fois n'était pas coutume, le Docteur Graham avait donc accepté de se présenter à ce petit évènement. Pour l'occasion, il s'était dévêtu de sa blouse, chose qu'il faisait rarement dans l'enceinte de l'Institut, découvrant ainsi sa chemise blanche à col cassé, sa redingote noire et son gilet gris sans manche, le tout évidemment accompagné d'une cravate pimentée de quelques touches dorées. Il portait ce costume trois pièce avec une élégance venue d'un autre temps, tranchant avec le disgracieux uniforme des patients qui s'amoncelaient près du lac. Victor ne se mêlait pas à eux, contrairement à certains autres médecins qui ne s'en privaient pas. Lui, il préférait le premier rang, non loin du Docteur Elpida que le Docteur Barrabil vint vite rejoindre. Mais même à eux, le Docteur Graham ne se mêlait pas - il n'avait rien à leur dire, du moins pas en public, et il n'aimait pas perdre son temps en "small talk". Ses yeux verts se contentaient d'un regard critique vers la gamine qui s'avançait insolemment sur le ponton.

  Contre toute attente, cette nouvelle patiente plut au grand Victor Graham. Elle avait une assurance digne qui lui était familière, surpassant celle de ses parents qui minaudaient devant les photographes. Victor attendit indolemment qu'elle passe devant lui pour observer ses yeux, mais fut déçu de les découvrir d'un bleu des plus classiques. Son intérêt s'en retrouva vivement diminué. Il prit toutefois la peine de la saluer derrière sa barbe, un simple "Bienvenue mademoiselle" qui valait tout l'or du monde, puis il reporta son attention sur les deux starlettes, et leur serra la main à son tour après qu'ils aient serré celles du Directeur - le marquis fut fâché de ne passer qu'en second rang et ses quelques mots de bienvenue furent secs et stricts, comme lorsqu'autrefois il s'adressait à quelques fantassins de son régiment.

  Son regard glissa parmi les rangs des patients alors qu'un flash de photographie éblouissait son unique œil valide, et il avisa Amalia plus en retrait. Ses sourcils cendrés s'arquèrent en un mouvement inquisiteur. N'était-elle pas censée être à l'asile ? Ou la mesure n'avait pas encore été prise ? Victor avait encore à s'enquérir de cet agaçant sujet auprès de Donatien...Quoiqu'il en soit, il la salua d'un bref mouvement de tête malgré la distance - le marquis n'oubliait jamais d'être poli envers les POI, comme il aimait appeler les personnes dignes de son intérêt.

Alors que Victor vérifiait l'état de ses boutons de manchette, une voix guillerette l'apostropha :

-Salut, docteur . Je ne me souviens plus de l'heure de la séance de demain, pouvez-vous me la rappeler ?

Le marquis baissa nonchalamment les yeux, la jeune fille s'adressant à lui atteignant à peine son buste. Il fut alors confronté, avant même de croiser son regard, à une tornade de cheveux blonds, ainsi qu'à une poitrine des plus...Opulentes. Victor s'empressa de relever les yeux vers les prunelles de son interlocutrice, outré de s'être fait avoir. Elle avait l'âge d'être sa fille, for Heaven's sake, ce n'était guère courtois d'ainsi laisser son regard vagabonder, même si la demoiselle présentait la plus charmante des apparences. Même le bleu de ses yeux était digne d'un certain intérêt, peu original dans sa teinte mais quelques brumes claires y laissaient transparaitre des étincelles de malice qui ne trottaient pas dans tous les regards.

-Je crains que tu ne fasses erreur, fit-t-il en arquant un sourcil, se penchant légèrement pour mieux scruter ces délicates prunelles. Je n'ai aucune séance prévue avec une nouvelle patiente demain.

Son visage ne s'était pas départi de sa sévérité habituelle malgré le flux infernal de ses pensées. Il se demandait comment elle avait pu le confondre avec quiconque d'autre - Victor n'était pas vraiment oubliable, il était remarquable dans tous les sens du terme et il le savait. Par ailleurs, il n'avait jamais vu cette jeune fille, ou il ne l'avait pas remarqué, ce qui lui arrivait assez régulièrement en vue de son manque de considération pour ses congénères.

-Tu devrais peut-être prendre rendez-vous, cela dit, reprit-il en se redressant. Pour me confondre de la sorte avec un autre médecin, tu as peut-être bel et bien besoin d'un ophtalmologue, si je puis me permettre.

Ses derniers mots étaient chargés d'un léger humour sarcastique qu'un léger rictus sur ses lèvres semblait confirmer, derrière sa barbe. Victor était, à vrai dire, à demi-sérieux sur cette remarque.

Victor trouvait sa jeune interlocutrice...Niaise. Jolie, mais niaise. Pourquoi diable le fixait-elle avec ce grand sourire ? Le marquis se méfiait toujours des sourires : en général, ils étaient soit hypocrites, soit imbéciles, et Victor n'aimait ni les uns ni les autres.

-Vous allez vexer mon médecin ! s'exclama-t-elle alors dans un petit rire.  S'il découvre qu'il n'a pas découvert un problème de vue chez sa patiente, c'est son égo que vous froissez !

Victor arqua un sourcil moqueur. Il se doutait que la gamine plaisantait, mais il était on-ne-peut-plus d'accord avec ses propos : tout bon médecin devrait être humilié de ne pas être capable de détecter une pathologie chez son patient. Cela dit, tous les médecins n'étaient pas aussi bons que Victor, évidemment. Il haussa donc les épaules avec ennui, croisant les bras dans son dos droit. Cette conversation n'avait à ses yeux que peu d'intérêt, de même que cette petite fête. Balayant les lieux du regard, le Docteur Graham commençait à regretter d'être venu.

-Quel événement en tout cas ! reprit la patiente en écho contraire à ces pensées. Vous êtes un fan, vous aussi ?

Le marquis eut un rictus moqueur à cette question. Comment pouvait-on l'imaginer "fan" de qui que ce soit, et encore moins de starlettes superficielles ? Victor n'avait d'admiration que pour lui-même, même s'il appréciait les œuvres de certains artistes, grands scientifiques, ou penseurs - il était fasciné par le travail de Sartre.

-Absolument pas, rétorqua finalement le marquis d'un ton désabusé. Ce genre de personnalités ne m'intéresse guère, contrairement à toi apparemment. Je ne puis dans ce cas m'abaisser à ton niveau. Excuse-moi.

En prononçant ces derniers mots dans une courtoisie glaciale, Victor contourna la jeune femme pour s'éloigner de l'attroupement, n'ayant nulle difficulté à se frayer un chemin dans la foule tant sa taille était grande. Il s'approcha du buffet, y jeta un bref coup d’œil dégoûté, puis leva les yeux au ciel. Décidément, il n'avait plus qu'à rentrer à l'Institut, ce genre de petites sauteries étaient indignes de lui.

Pour la Cannibale: